02 mars 2011

ENTRETIEN POST MORTEM

[Emirats+baNgladesh+vaTican+barRbade+côtEdivoire+iTalie
+micronésIe+albaniE+afghanistaN+Papouasie+marOc+palaoS
+turkmenisTan+Madagascar+sOmalie+cameRoun+ausTralie+irlandE
+vietnaM]

(1) Prise en charge de l’expérience oxo par un artiste héritier après la disparition de l’auteur original [cf. After, Héritier].
(2) Interview spirite d’artistes morts tels que Piero Manzoni, Andy Warhol ou Marcel Duchamp [> oxo 4] [> oxo 318] [> oxo 319].
[Annexe]
Cette interview de Piero Manzoni fait suite aux deux entretiens post-mortem que nous avions réalisés en 1993 et 1994 avec les fantômes d’Andy Warhol (1) et de Marcel Duchamp (2). Cette fois-ci, nous voulions invoquer l’esprit de Manzoni, non pour le seul plaisir de le déranger mais parce que la question de la “Boîte de merde” devenait de plus en plus lancinante.
Au début des années 60, l’artiste milanais scandalisa l’Italie en enfermant ses excréments dans 90 boîtes de conserve qu’il signa et vendit pour l’équivalent de leur poids en or. Ces œuvres sont aujourd’hui hautement prisées par l’art contemporain et chacune d’entre elle est estimée à quelque 200 000 F. Mais que contiennent vraiment ces boîtes? On se souvient que Bernard Bazile en fit ouvrir une et qu’il découvrit une seconde boîte à l’intérieur, ce qui relança l’intérêt pour le mystérieux contenu. Trente-quatre ans après sa mort, l’enfant terrible de l’avant-garde italienne a accepté de parler, à la condition sine qua non que notre séance de spiritisme soit arrosée de gin, de liqueur et de vin chaud...
- Pourquoi êtes-vous mort, Piero Manzoni ? Vous qui disiez pourtant “Il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à être, il n’y a qu’à vivre”...
- Piero Manzoni : je suis, puisque je suis là.
- Mais pourquoi êtes-vous mort, précisément ? La cause de la mort.
- J’ai un peu forcé sur la bouteille alors que mon foie était fragile.
- Trente ans, c’était un peu jeune pour mourir.
- Aujourd’hui c’est un âge pour mourir, à l’époque c’était un peu jeune.
- Mais vous saviez que vous alliez mourir jeune. Vous aviez déclaré: “Je mourrai à l’âge de trente-trois ans – comme le Christ. Je vais prendre mes dispositions pour faire imprimer un timbre commémoratif à mon effigie. Et je veux que mon corps soit enfermé dans un parallélépipède en plastique transparent”. Mais vous êtes mort plus tôt que prévu, en 1963.
- C’est pour ça que j’ai mis les bouchées doubles, je n’ai qu’un seul regret: connaissant l’état de mon foie, j’aurais aimé qu’on en fasse un bon pâté à l’armagnac, afin que mes amis puissent me consommer pendant la cérémonie. Maintenant il est trop tard.
- Michel Journiac n’était pas si loin de votre idée, en 1969, lorsqu’il donna à goûter des rondelles de boudin confectionné avec son propre sang.
- C’est vrai, j’avais vu ça d’en haut. Mais j’étais un peu ébloui par les deux bougies qu’il y avait sur la table. J’avais eu l’idée des fioles de sang. Notez que j’avais aussi donné à manger des œufs à mon public. Cent cinquante œufs durs marqués avec l’empreinte de mon pouce. Les goinfres ont tout avalé en soixante-dix minutes !
- C’était moins choquant que vos boîtes de merde.
- Les œufs, ça sort du cul des poules. Les gens ont vu que c’était une œuvre de Piero Manzoni mais pas qu’ils avalaient des œufs fraîchement sortis du cul des poules. C’est comme les boîtes de merde, ce sont aujourd’hui des œuvres de Piero Manzoni qui se vendent très cher non pour leur réalité de boîte de merde mais pour leur état de boîte de merde de Manzoni.
- Justement, que pensez-vous de cet artiste qui a ouvert l’une de vos boîtes (et qui soit dit en passant veut la revendre 400 000 F) ?
- Oui. Bernard Bazile, il fume trop le cigare, c’est mauvais pour la santé.
- On lui transmettra le message. Mais vous savez bien que vos boîtes ont été sacralisées, elles sont dans les plus grands musées, Richard Nicolas le conférencier de Beaubourg a même dit : “C’est quelque chose de presque christique, dans l’esprit de Manzoni, puisque la merde est dans la boîte comme le Christ est dans l’hostie” !
- Il a beaucoup d’humour, j’adore Richard Nicolas. En mai 1961, j’ai créé ces 90 boîtes après avoir eu l’intention de produire les fioles de sang d’artiste. J’ai opté pour la merde parce que c’était plus facile à récolter.
- Ah donc, il y a bien de la vraie merde dans vos boîtes. Parce qu’on n’a jamais su s’il y avait vraiment de la merde dedans. Quand Bazile a fait ouvrir la boîte, il y avait une deuxième boîte, comme dans les poupées russes...
- Si, si, il y a bien de la merde dans les boîtes, de la merde d’artiste, mais j’avais évidemment prévu qu’un malin en ouvrirait une. La supercherie est ailleurs : c’était bien de la merde d’artiste, mais ce n’était pas ma propre merde !
- La merde de qui, alors?
- Celle de mes visiteurs, qui étaient des artistes ou des gens proches de l’art. Je la récoltais dans mes toilettes, à Milan, où j’avais fait installer un petit réceptacle entre la chasse d’eau et le tuyau d’évacuation. Tenez, prenons la boîte ouverte par Bazile. Eh bien figurez-vous qu’elle contient la merde de Ben ! Ben était venu me voir à Milan, c’est Arman qui nous avais mis en contact. Un peu plus tard, je lui ai remis cette boîte contre l’équivalent de 30 grammes d’or, poids de la merde fraîche. Mais il n’a jamais su qu’elle contenait sa propre merde.
- Du coup, la théorie de Nicolas ne tient plus, puisque ce n’est pas votre merde qui est dans la boîte... Quelle était votre théorie ?
- La présence de ces merdes dans des boîtes a quand même assuré ma postérité. Mais ma théorie était plutôt amicale en vérité : quand les gens viennent chez vous, ils s’imaginent qu’ils doivent bien se tenir, être polis et respectueux, mais ils ne pensent jamais qu’en empruntant vos WC ils chient dans votre maison. Si les gens avaient conscience de cela, ils seraient d’abord gênés mais finiraient par en rire et seraient détendus le reste du temps. Donc j’expliquais cela à mes hôtes et cela rendait finalement leur séjour plus agréable, pour eux comme pour moi-même. En contrepartie, je me suis alloué le droit de conserver, secrètement, ce qu’il y avait de plus intime en eux : leur merde naturelle.
- Hormis Ben Vautier, qui a été mis en conserve ?
- La liste est longue mais j’ai maintenant une bonne mémoire : Giuseppe Capogrossi, Pierre Restany, Matko Mestrovic, Henk Peeters, Franco Angeli, Gust Romijn, Mario Arcaini, Arthur Kopcke, Sergio Dangelo, François Morellet, Dadamaino, Vanni Scheiwiller, Marco Santini, Agostino Bonalumi, Kilian Breier, Otto Piene, Arnulf Rainer, Arnaldo Pomodoro, Diter Rot, Angelo Verga, Hans Salentin, Raphael Jésus Soto, Agostino Ferrari, Ettore Sordini, Lucio Amelio, Jean Tinguely, Alberto Lucia, Yves Klein, Arman, Serge Vandercam, Emilio Scanavino, Wilfredo Lam, Alberto Biasi, Armando, Bernard Aubertin, Josip Vanista, Arturo Vermi, Pol Bury, Daniel Spoerri, Manfredo Massironi, Enrico Castellani, Christo, Gaetano Di Martino, Edoardo Franceschini, Marcel Broodthaers, Jeff Verheyen, Günther Uecker, Herman de Vries, Piero Dorazio, Agenore Fabbri, Roberto Crippa, Lucio Fontana, Ugo La Pietra, Franco Garelli, Luisa Majoli, Giorgio Chiarini Boddi, Hermann Goepfert, Hans Haacke, Jan Henderikse, Raffaele Menster, Claudio Papola, Davide Boriani, Oskar Holweck, Tommaso Orlando, Yayoi Kusama, Franco Mazzucchetti, Francesco Lo Savio, Filippo De Gasperi, Heinz Mack, Enrico Baj, Almir da Silva Mavignier, Antonio Bueno, Christian Megert, Hans Hartung, Paolo Scheggi, Piero Dorazio, Uli Pohl, Johannes Schoonhoven, Giulio Turcato, Joe Colombo, Asger Jorn, Giovanni Anceschi, Gabriele De Vecchi, Grazia Varisco, Tino Bertoldo, Ennio Chiggio, Toni Costa, Edoardo Landi et... moi-même !
- Ah, quand même ! Ce n’était pas rien de récolter la merde de quatre-vingt-dix artistes. Vos quatre-vingt-dix boîtes de merde constituent peut-être le plus grand sanctuaire artistique de tous les temps...
- C’était une manière secrète de sceller une relation avec mes contemporains. Lorsque nous organisions un dîner, je devais prendre discrètement des notes pendant le repas à chaque fois que quelqu’un allait aux toilettes, afin de me souvenir de l’ordre de réception des merdes dans le réceptacle. Lorsque quelqu’un tirait la chasse d’eau, un dispositif entraînait la précédente merde dans un tiroir, laissant ainsi le réceptacle vide pour la merde suivante ou pour l’urine s’il n’y avait pas défécation. Je suis peut-être la seule personne au monde à avoir ainsi connu la nature exacte de l’activité de mes invités dans mes toilettes ! Plusieurs mois après, certains se sont vu remettre leur propre merde en boîte, mais des acquéreurs tardifs ont reçu la merde d’un autre. J’essayais quand même de ne pas leur donner la merde d’une personne qu’ils auraient pu détester. Etant donné que la mise en boîte s’est effectuée au mois de mai 61, il m’a fallu conserver certaines merdes pendant plusieurs mois dans un sachet au réfrigérateur. Heureusement, Nanda, ma compagne, était très compréhensive.
- Quel travail ! Mais n’étiez-vous pas dégoûté par cette matière fécale venant des autres ?
- Personnellement je n’avais aucun problème de ce côté-là, je conservais même l’eau usée des toilettes : j’avais eu le projet de la vendre en parfumerie sous le nom d’“Eau de toilette de Manzoni”, mais je n’ai trouvé aucun magasin intéressé.
- Ah ah ! Mais vous qui aviez imaginé le souffle d’artiste, aviez-vous pensé, dans la grande tradition pétomane, au gaz d’artiste qui aurait pu accompagner formidablement vos boîtes de merde ?
- C’était un projet que j’avais proposé à la revue Gorgona en 1961, sous la forme d’un
alphabet pétomane : le A sort du B pour prendre le C, le D sort du E pour prendre Ie F, le G sort du H pour prendre l’I, le J sort du K pour prendre I’L, le M sort du N pour prendre l’O,
le P sort du Q pour prendre l’R ! Mais on ne l’a pas publié à cause de la barrière de la langue, ça ne marchait qu’en français...
- La couleur marron de la merde et le noir des lignes s’opposent à la blancheur, ou plutôt à l’absence de couleur dans vos autres travaux, les œufs durs, les sculptures en peau de lapin, les achromes en coton hydrophile ou en polystyrène expansé...
- Cela revient au même. Dans la mesure où une monochromie devient achrome quand il n’y a aucun rapport de couleur dans une représentation, l’absence de couleur peut être blanche, noire, peu importe. Le noir, le marron signifient l’absence de couleur au même titre que le blanc ou le transparent, d’ailleurs lorsqu’on se place dans la pénombre, les couleurs disparaissent. Par l’absence de couleur, je n’ai pas recherché un art esthétique mais un art vrai, apte à atteindre la pureté et l’éternité.
- La couleur apparaît toutefois dans certains travaux annexes, comme les certificats des “œuvres d’art vivantes” où chaque teinte a une fonction spécifique : le rouge indique que la personne entière est une œuvre d’art, le jaune que seule une partie du corps en est une, le vert indique que la personne est une œuvre dans certaines attitudes... Vous vouliez aussi réaliser des images qui changent de couleur à la chaleur. Et il y a ce fameux projet que vous n’avez jamais réalisé : repeindre la cathédrale de Milan en rose.
- Comme vous l’avez dit vous-même, la couleur dans mon travail avait une fonction d’information, comme les panneaux de signalisation. Mon intérêt pour le temps, le temps qui passe, qui a notamment donné lieu à la création des lignes, m’a poussé à m’intéresser également au temps qu’il fait, à la température, et j’ai imaginé ces tableaux sensibles à la chaleur. Quant à la cathédrale de Milan, ce projet datait de 56 et s’inscrivait dans une volonté de combattre toute idée de style. Par conséquent la couleur par elle-même n’avait aucune importance hormis le scandale ou plutôt le choc quelle aurait dû créer dans mon pays. Mais mon plus grand regret n’est pas cette cathédrale. Ce que je regrette le plus, c’est mon projet de labyrinthe contrôlé électriquement, destiné à des tests psychologiques et à des lavages de cerveaux. Toute ma vie j’ai essayé de laver le cerveau de mes contemporains, de les nettoyer de toutes ces conventions qui gangrènent l’art et la vie.
- Mais ce qui vous a gangrené, vous, c’est la surconsommation d’alcool.
- Non, ce qui m’a gangrené ce sont les critiques acerbes qui n’ont vu que supercherie dans mon travail. L’alcool était une arme d’autodéfense, mais ils l’ont retournée contre moi. Cependant ils ont échoué en partie puisque mon esprit est encore vivace, mais en partie seulement, parce que je vois une résurgence de cet esprit peau de chagrin, allez envoyez-moi un autre verre vers le plafond.
- Levons nos verres à votre santé, à la bonne santé de vos paroles, Piero Manzoni.
- Salute !
- Salute e grazie mille ! 221296
(1) In “Collector” n° 4. (2) In “L’art est moins hermétique qu’un Tupperware” n° 2.